Chroniques

par vincent guillemin

Gewandhausorchester Leipzig
Brahms par Riccardo Chailly, épisode 1

Double Concerto Op.102 – Symphonie Op.68 n°1
Salle Pleyel, Paris
- 26 octobre 2013
Riccardo Chailly entame un cycle Brahms avec son Gewandhausorchester Leipzig
© volkmar heinz

À Pleyel pour quatre concerts dédiés à Johannes Brahms, composé chacun d’une symphonie et d’un concerto, Riccardo Chailly et son Gewandhausorchester de Leipzig ouvrent ce premier rendez-vous sur le Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur Op.102. Leonidas Kavakos ayant annulé à l’improviste, il est remplacé au dernier moment par le jeune Julian Rachlin. Il convient donc d’excuser en partie les problèmes de justesse du violoniste avec son confrère Enrico Dindo au violoncelle, d’autant que le son des instruments, bien que contemporains l’un de l’autre – un Stradivarius (ex Liebig) de 1704 et un Rogeri (ex Piatti) de 1717 – et leur appropriation par leurs serviteurs exposent deux visions très différentes du jeu : Dindo tend vers Bach quand Rachlin est plus proche de Joachim ; si aucune de ces conceptions n’est un contre-sens dans le Double Concerto, elles ne vont pas ensemble.

Avec minutie Riccardo Chailly surveille les solistes et n’en garde pas moins une conception personnelle de l’œuvre, assez éloignée de ce qu’il gravait au disque en 2008 – c’était déjà le Gewandhausorchester, avec Vadim Repin et Truls Mørk. À présent, tout est plus fluide, au prix de certains tempi en désaccord avec la partition. Le point faible de cette lecture est surtout le manque d’émotion, particulièrement dans le deuxième mouvement. Plus Vivace que Vivace non troppo comme il est indiqué, le troisième fait dès l’introduction sonner trop les bassons par rapport aux clarinettes, et montre de nombreux soucis d’équilibre, en partie excusables, là encore, quand on connaît la magnifique acoustique de la Gewandhaus (l’une des plus grandes réussites du XXe siècle) et celle, compliquée, de la présente salle, surtout pratiquée par un orchestre en tournée.

La Symphonie en ut mineur op.68 n°1 pose beaucoup plus de problèmes – hormis si l’on n’attend ici que d’appréhender un bel orchestre et beaucoup de gestes au pupitre ; dans ce cas, les applaudissements chaleureux conduiraient à dire du concert qu’il est un triomphe du point de vue du public. Mais pourquoi faire partir le magistral premier mouvement à folle allure, à peine le pied posé sur l’estrade, alors que le public discute encore ? Pourquoi éliminer tous les silences de la partition ? Pourquoi jouer si rapidement que chaque thème est systématiquement annihilé par le suivant, créant dynamique, énergie, fluidité, mais une ligne globale lisse, sans aucune réserve, avec peu de lyrisme et, surtout, aucune tension ? La force de l’Un poco sostenuto d’ouverture, où tout l’orchestre débute comme si l’œuvre commençait par son centre dramatique, devrait naître d’une rupture avec le silence, puis ramener au calme relatif dès la minute suivante, avant de recréer quelques instants plus tard une force conduisant au lyrisme : sans silence, la tension et la force solennelle n’existent pas.

À cause d'une extrême fluidité, et malgré la superbe sonorité de l'orchestre saxon, il ne reste presque rien une fois passé le flux de l'exécution. De nombreuses indications de tempo sont modifiées, à l’instar du quatrième mouvement Piu allegro qui, à l’encontre de la partition, finit ici prestissimo. Accepter une autre vision que la « classique » et ne pas aller au concert en attendant quelque chose de précis n’est pas encore admettre une interprétation qui rend par moments l’œuvre méconnaissable, dont les passages forte, où l’on retrouve une lecture plus « traditionnelle », alternent avec des passages trop pianissimo très ralentis, ce qui crée le sentiment d’une double lecture, comme si deux chefs et deux orchestres jouaient tour à tour.

Riccardo Chailly (dont on vient d’apprendre la probable nomination à La Scala) est l’un des plus grands chefs actuels et de ceux qui travaillent sans relâche les œuvres avant d’en livrer leur vision ; il sait aussi prendre des risques, comme en témoignait son intégrale Beethoven fort controversée en disque et en tournée (et ici-même). On ne saurait condamner les partis pris très personnels de son interprétation de Brahms, tant il arrive de s’ennuyer dans ces œuvres lorsqu’elles bénéficient d’une lecture trop banale. Malgré tout – y compris la Danse hongroise n°3 jouée tout en finesse en bis –, cette première soirée nous laisse encore imperméables à sa vision bien lointaine de la partition.

VG